Meme date. (20 octobre 1832.)
a la sortie de Nazareth, nous cotoyons une
montagne revetue de figuiers et de nopals. a
gauche s' ouvre une vallee verte et ombreuse ; une
jolie maison de campagne, rappelant a l' oeil nos
maisons d' Europe, est assise seule sur une des
pentes de cette vallee. Elle appartient a un
negociant arabe de Saint-Jean D' Acre. Les
europeens ne courent aucun danger dans les environs  de
Nazareth ; une population presque toute chretienne est a leur
service.
En deux heures de marche nous atteignons une serie de
petites vallees
circulant gracieusement entre des monticules
couverts de belles forets de chenes verts. Ces
forets s?parent la plaine
de Kaipha du pays de Nazareth et du desert du
mont Thabor. Le mont Carmel, chaine elevee de
montagnes qui part du cours du Jourdain et vient
finir a pic sur la mer, commence a se dessiner
sur notre gauche. Sa ligne, d' un vert sombre, se
detache sur un ciel d' un bleu fonce tout ondoyant
de vapeurs chaudes, comme la vapeur qui sort de la  gueule
d' un four.  Ses flancs ardus sont semes d' une  forte et male
vegetation. C' est partout une couche  fourree d' arbustes,
domines ca et la par les tetes
elancees des chenes ; des roches grises, taillees
par la nature en formes bizarres et colossales,
percent de temps en temps cette verdure, et
reflechissent les rayons eclatants du soleil.
Voila l' aspect que nous avions a perte de vue sur
notre gauche ; a nos pieds, les vallees que nous
suivions descendaient en douces pentes, et
commencaient ? s' ouvrir sur la belle plaine de
Kaipha.
Nous gravissions les derniers mamelons qui
nous en separaient, et nous ne la perdions de vue
un moment que pour la retrouver bientot. Ces
mamelons, entre la Palestine et la Syrie maritime,
sont un des sites les plus doux et les plus
solennels a la fois que nous ayons contemples. ca et  la, les
forets de chenes abandonnes a leur seule
veg?eation forment des clairieres etendues,
couvertes d' une pelouse aussi veloutee que dans nos  prairies
d' occident ; derriere la cime du Thabor  s' eleve comme un
majestueux autel couronne de  guirlandes vertes dans un ciel
de feu : plus loin,  la cime bleue des monts de Gelboe et des
collines  de Samarie tremble dans le vague de l' horizon. Le  
Carmel jette son rideau sombre a grands plis sur  un des
cotes de la scene, et le regard, en le  suivant, arrive jusqu' a
la mer, qui termine tout,  comme le ciel dans les beaux
paysages.
Combien de sites n' ai-je pas choisis la, dans ma
pensee, pour y elever une maison, une forteresse
agricole, et y fonder une colonie avec quelques
amis d' Europe et quelques centaines de ces jeunes
hommes desherites de tout avenir dans nos contrees
trop pleines ! La beaute des lieux, la beaute du
ciel, la fertilite prodigieuse du sol, la variete
des produits equinoxiaux qu' on peut y demander a la  terre ;
la facilite de s' y procurer des
travailleurs a bas prix ; le voisinage de deux
plaines immenses, fecondes, arrosees et incultes ;
la proximite de la mer pour l' exportation des
denrees ; la securite qu' on obtiendrait aisement
contre les arabes du Jourdain, en elevant de
legeres fortifications a l' issue des gorges de ces
collines : tout m' a fait choisir cette partie de la
Syrie pour l' entreprise agricole et civilisatrice
que j' ai arretee depuis.
Meme date, le soir.
Nous avons ete surpris par un orage au milieu du
jour. J' en ai peu vu de si terribles. Les nuages
se sont eleves perpendiculairement, comme des
tours, au-dessus du mont Carmel ; bientot ils ont
couvert toute la longue crete de cette chaine de
montagnes ; la montagne, tout a l' heure si sereine
et si eclatante, a ete plongee peu a peu dans des
vagues roulantes de tenebres fendues ca et la par
des trainees de feu. Tout l' horizon s' est abaisse en peu de
moments, et s' est retreci sur nous.
Le tonnerre n' avait point d' eclats ; c' etait un seul roulement
majestueux, continu, et assourdissant comme le bruit des
vagues au bord de la mer, pendant une forte tempete.
Les eclairs ruisselaient veritablement,
comme des torrents de feu du ciel, sur les flancs
noirs du Carmel ; les chenes de la montagne et
ceux des collines, ou nous etions encore, ployaient
comme des roseaux ; le vent qui sortait des gorges
et des cavernes nous aurait renverses, si nous
n' etions pas descendus de nos chevaux, et si nous
n' avions pas trouve un peu d' abri derriere les
parois d' un rocher, dans le lit a sec d' un torrent.
Les feuilles seches, soulevees par l' orage,
roulaient sur nos tetes comme des nuages, et les
rameaux d' arbres pleuvaient autour de nous. Je me
souvins de la bible et des prodiges d' Elie, ce
prophete exterminateur sur sa montagne : sa grotte
n' etait pas loin.
L' orage ne dura qu' une demi-heure. Nous bumes l' eau
de sa pluie, recueillie dans les couvertures de
feutre de nos chevaux. Nous nous reposames quelques
moments, a peu pres a moitie chemin de Nazareth a
Kaipha, et nous reprimes notre route en longeant
le pied du mont Carmel ; la montagne sur notre
gauche, une vaste plaine avec une riviere a droite.
Le Carmel, que nous suivimes ainsi pendant
environ quatre heures de marche, nous presenta
partout le meme aspect severe et solennel. C' est
un mur gigantesque et presque a pic, revetu partout
d' un lit d' arbustes et d' herbes odoriferantes. Nulle
part la roche n' y est a nu ; quelques debris,
detaches de la montagne, ont glisse jusque dans la
plaine. Ils sont comme des citadelles donnees
par la nature pour servir de base et d' abri a des
villages d' arabes cultivateurs. Nous ne
rencontrames qu' un de ces villages, deux heures
environ avant d' apercevoir la ville de Kaipha. Les
maisons sont basses, sans fenetres, et couvertes
d' un terrassement qui les garantit de la pluie.
Au-dessus, les arabes elevent, en feuillage soutenu
par des troncs d' arbres, un second etage de verdure
qu' ils habitent pendant l' ete. Ces terrasses
etaient couvertes d' hommes et de femmes qui nous
regardaient passer, et nous criaient des injures.
L' aspect de cette population est feroce : aucun
d' eux pourtant n' osa descendre du mamelon pour nous
insulter de plus pres.
Alphonse de
Lamartine
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Visite de Lamartine a Haifa et en Galilee 1